Le 27 décembre 2024
Volume 42, Numéro 10
Saviez-vous Que...

Misère(prise 2)

Comme promis dans le dernier numéro (juin), ce propos est dans le prolongement de la rencontre que j'ai eue avec Benoît Roy en mai dernier. 

C'est le ventre plein que nous nous étions replongés dans  nos souvenirs d'enfance comme pour mieux en rire. À l'époque nos familles réciproques n'étaient pas riches mais rien à voir avec la misère, sauf peut-être si nos réminiscences des années 1950, 60 sont vues à travers le prisme de l'abondance et des facilités d'aujourd'hui. C'est alors que je raconte cette anecdote à Benoît. 

Quand je suis avec mes frères et sœurs, on aime se rappeler la fois où notre père Laurent avait décidé que nous ferions le tour du Lac-St-Jean en famille. Nous nous étions empilés 9 à bord d'une Dodge royale 1959. Je devais avoir 12 ans et Sylvie la septième des enfants devait être âgée de 4 ans. Évidemment les ceintures de sécurité n'existaient pas dans les bagnoles mais il suffisait de ne pas avoir d'accident. Quant à nous, on se lâchait "lousse" comme on dit mettant à rude épreuve le système nerveux parental qui étant pourtant réputé être imperturbable. Parvenus au paroxysme dans l'agitation et les décibels, mon père finissait par dire: "Câlpis les enfants, slaquez vot col un peu!"   Un silence relatif étant revenu, il rajoutait: "Bon j'pense que c'est l'heure du Pepsi." Un "oui" unanime et déjà festif accueillait cette offre secrètement espérée. Comme il fallait plus d'essence que de Pepsi pour faire le voyage, notre père faisait alors l'achat d'une seule bouteille de Pepsi, format 60 oz (1700 mil) qui portait le nom exotique de Jumbo. Un éléphant était d'ailleurs gravé sur la bouteille. 

La suite pouvait devenir facilement chaotique puisque nous n'avions pas de verre. Le cérémonial consistait à faire passer l'énorme bouteille d'une bouche à l'autre et chacun prélevait à même le goulot sa ration du précieux liquide. Il n'y a pas de place à l'erreur quand 6 paires d'yeux te regardent manœuvrer et qu'on dit: "O.K. tu n'as assez bu, c'est mon tour."

Au départ on était tous collés les uns sur les autres mais après l'opération Pepsi, on était tous collés tout court, les débordements aidant. 

C'est à ce moment que Benoît, ne voulant pas demeurer sur la touche, me rappela l'arrivée du premier restaurant "Poulet à la Kentucky" à Jonquière. Il y avait un réel engouement à l'époque des années 60-70 pour cette nouveauté culinaire dite "fast food", et quand même relativement bon marché. C'est ainsi que son père (Raymond), un certain samedi, à l'heure du souper demande aux enfants s'il aimerait aller faire un tour au "Kentucky" de Jonquière. L'embarquement dans l'auto fut si rapide que leur disparition soudaine de la maison créa un vacuum qui étouffa leur cri de satisfaction. 

Le court voyage de quelques milles se fit dans un silence presque parfait comme si les enfants,  affamés, avaient avalé leurs mots. Parvenus à destination, comme il y avait beaucoup de monde, Benoît se rappelle que son père avait stationné la voiture en arrière du resto, juste devant les gros moteurs de ventilation. "Bon baissez vos fenêtres maintenant", avait-il ordonné. L'auto s'était remplie presque instantanément des bonnes odeurs de poulet et de friture. Les narines en ouverture maximale, les enfants respiraient à pleins poumons ce bonheur olfactif. Ils salivaient en attendant l'assaut final. Puis soudain, mon père démarra la voiture et dit: "Bon c'est assez pour aujourd'hui, on rentre à la maison pour souper. Vous devez commencer à avoir faim". Il faut avouer qu'au départ il n'avait pas dit: "On vas-tu manger au Kentucky?  

Comme dit si bien la chanson: 

"Dans l'bon vieux temps ça s'passait d'même, ça s'passait d'même dans l'bon vieux temps".