Le 19 April 2024
Volume 42, Numéro 5
Opinion

Serge Savard, Charlie Watts et l’art de s’ennuyer

Impossible de m'en souvenir. J'aurais aimé commencer cette chronique en vous racontant le dernier quinze minutes durant lequel je me suis ennuyé. J'ai tenté de m'en rappeler, mais la radio qui se fait entendre en arrière-plan, les notifications qui font vibrer mon téléphone et la possibilité de me faire un thé bien chaud en cette soirée d'automne m'empêche de me concentrer plus de cinq secondes. 

Quand avez-vous passé votre dernier quart d'heure ennuyant? Je ne parle pas d'un long quinze minutes à faire une tâche désagréable ou à attendre, mais ennuyant comme dans être non-diverti. 

Si l'ennui était un animal, il serait certainement dans la liste des espèces en voie de disparition. Pourtant l'ennui est un moteur extraordinaire qui attise la créativité et multiplie les possibilités d'apprentissage. Un jeune enfant fait ses premiers apprentissages en tentant de se divertir. Nos lointains ancêtres des cavernes ne consacraient qu'une infime partie de leur temps à des activités utiles. Pour le reste, ils trompaient l'ennui dans leur environnement, développant la base de l'inventivité humaine au passage. 

Que ce soit votre grand-oncle qui était peut-être un pêcheur extraordinaire, le défenseur du CH Serge Savard – qui est toujours parmi nous soit dit en passant – ou le batteur des Rolling Stones Charlie Watts qui nous a quittés récemment, les plus grands ont souvent en commun de s'être ennuyés joliment à un certain moment de leur vie. 

Serge Savard rappelait dans une entrevue diffusée il y a un bon bout de temps sur les ondes publiques que les jeunes de son temps passaient beaucoup plus de temps à jouer au hockey sur les glaces que les jeunes d'aujourd'hui n'en passent dans les arénas. 

Le sport était à l'époque nettement moins organisé qu'aujourd'hui, mais nombreuses ont été les légendes du hockey qui ont donné leurs premiers coups de patins sur des étangs gelés. 

Ce n'est évidemment pas tous les jeunes de fond de rang qui ont pu atteindre les rangs de la ligue nationale, mais gageons qu'aucun talent n'a été freiné dans son développement par les jeux vidéos ou les contenus en streaming.

Un musicien qui apprend tout seul la maîtrise de son instrument c'est en soi quelque chose d'extraordinaire, mais ajoutez à cela le fait que le musicien devienne assez talentueux pour joindre un groupe, vendre des dizaines de millions d'albums et devenir une référence pour les générations de musiciens suivantes. Les musiciens du monde entier se sont entendus pour dire que Charlie Watts était le dernier de son espèce. Pourquoi? Au final parce qu'avec l'explosion des moyens de communication, il serait très étrange de voir un jeune mélomane apprendre seul un instrument en écoutant seulement des enregistrements vieux de plusieurs décennies et en tapant sur des casseroles. 

L'ennui est le moteur de l'imagination et de la créativité. Son absence se fait déjà sentir et contribue à une impression répandue voulant que c'était ''bien mieux avant''. C'est évidemment faux, mais les années que nous passons ensemble sont quelque peu sous sédatifs, ralenties par tout le temps que nous passons à nous faire divertir sans nous creuser les méninges. 

Le divertissement est au contraire une drogue dure dont il est difficile de se passer. Si vous réussissez à convaincre un amateur de lecture à se confesser, il vous dira qu'il devient de plus en plus difficile de se plonger dans un bouquin alors qu'un téléphone intelligent offre la garantie d'être diverti en à peine quelques secondes. 

Il y a bientôt deux ans, j'ai décidé de m'établir dans un coin de notre province où l'on s'ennuie royalement, dans le bon sens du terme. L'isolement permet de supprimer certaines sources de divertissement inutiles, mais l'art de s'ennuyer est une pratique difficile qui demande beaucoup de pratique pour la maîtriser. 

Chers lecteurs, je vous souhaite de nombreux moments d'ennui bénéfiques cet automne.