Le 22 décembre 2024
Volume 42, Numéro 10
Les frissons de la liberté d’expression
Opinion

Les frissons de la liberté d’expression

C'est immanquable, parler de liberté d'expression me donne toujours quelques frissons. Je ne me souviens pas de la journée du 7 janvier 2015. Par contre, je me souviens très bien du jeudi de la semaine qui a suivi. 

À l'époque, je signais mes premiers textes journalistiques dans le journal étudiant de mon école secondaire et je devais couvrir un rassemblement au centre-ville de Sherbrooke pour réclamer la libération de RaifBadawi, un blogueur saoudien condamné à être fouetté publiquement pour ses prises de position contre le régime religieux en place. 

Ce midi-là, il faisait un froid humide comme seule une ville avec deux rivières sait nous faire profiter en janvier. EnsafHaidar, la femme de RaifBadawi, était sur place, mais c'était bien avant qu'elle apprenne le français et qu'elle soit candidate pour le Bloc québécois. À l'époque, c'était une militante d'Am-nistie internationale qui s'occupait de traduire et de marteler le message en faveur de la libération de M. Badawi. Dans le contexte, ce petit rassemblement ne m'intéressait guère. 

C'était une dizaine de jours après que la rédaction de Charlie Hebdo ait été décimée par deux tarlas au cerveau lavé et tout le monde voulait mettre la main sur la prochaine édition du journal satirique préparée en mode guérilla par les survivants de l'attaque terroriste. 

J'espérais qu'un couple d'amis de ma mère, des Algériens qui tiennent une petite tabagie avec une panoplie de journaux et de magazines mettent la main sur un exemplaire, mais en vain! Finalement, je me souviens de m'être arrêté à la cantine marocaine du coin pour emporter un bon tajine chaud. J'étais un habitué et le propriétaire me donnait toujours une portion un peu plus grosse et me faisait payer plus rapidement que les autres clients. 

Après tout ce temps dehors à tourner autour de la notion de liberté d'expression, je suis resté congelé pendant des heures à mon retour en classe. 

D'où les frissons qui restent ancrés dans ma mémoire. 

***

Après l'attentat de Charlie Hebdo, le directeur de mon école secondaire est venu me rencontrer avec tout le décorum malaisant dont il était capable pour me demander d'aborder le sujet dans notre journal étudiant. 

Si tous les collègues étaient choqués par ce qui venait de se passer, nous avions convenu au sein de la rédaction de publier un texte présentant d'un côté l'argumentaire en faveur d'une totale liberté d'expression, comme celle prisée par la bande de Charlie Hebdo et un texte plutôt en faveur d'une liberté d'expression respectant les croyances et les opinions des différents groupes sociaux.  

Avec une camarade de classe, nous avons passé quelques heures à discuter de notre partie respective sachant très bien que nos points de vue étaient en réalité très proches. 

À ce moment, j'avais la ferme et inébranlable conviction que l'avenir allait être semblable aux semaines qui ont suivi l'attaque de Charlie Hebdo. Les acteurs importants de la société qui se mobilisent pour souligner leur solidarité et pour rappeler que la liberté d'expression est une condition sine qua non d'un système démocratique et qu'il est impératif de la protéger jusqu'à ses extrêmes, incarnés de belle façon par Charlie Hebdo. 

Les années qui ont suivi ont vite fait de dissiper mes illusions. 

***

Cet été, mon chat nommé Charlie en l'honneur du journal est mort après avoir vraisemblablement été attaqué par un renard. J'en étais bien sûr attristé, mais cela fait partie des dangers qui guettent nos animaux de compagnie et il faut l'accepter ainsi. 

Le 7 janvier dernier marquait le septième anniversaire de l'attaque contre Charlie Hebdo. La faute à la COVID, la date a complètement été oubliée. Pour les fins de ce texte, j'ai retrouvé un seul article provenant de l'Agence France Presse publié dans le quotidien La Presse. Selon toute vraisemblance, aucun média québécois important n'a affecté de ressource pour écrire sur la commémoration. 

Cela aussi m'a blessé. 

Ce qui me fait le plus mal en ce début de 2022, c'est l'absence d'idées innovantes, d'un discours articulé pour challenger les limites de la liberté d'expression en ces temps de pandémie. En laissant les plus illuminés prendre toute la place, on a tué le débat. Combien d'idées - peut être constructives et qui auraient permis d'éviter au gouvernement certaines erreurs – n'ont pas été exprimées par peur de s'associer aux complotistes? Ici comme ailleurs, on a échoué en grande partie à séparer le bon grain de l'ivraie. 

Rarement dans l'histoire récente du Québec les partis d'opposition n'ont été relégués aussi loin dans la prise de décision. Et pourquoi les entendrions-nous d'ailleurs? Les sondages démontrent clairement qu'à moins d'une crise majeure, le gouvernement restera entre les mêmes mains aux prochaines élections. 

Le problème n'est pas d'avoir fait des erreurs dans la prise de décision, mais de ne pas avoir permis de débat sérieux pour encadrer cette prise de décision. Les fausses nouvelles, les faits alternatifs et toutes ces autres fantaisies n'ont pas leur place dans le débat public, mais il y a un danger réel à écarter les voix dissidentes. 

Ce sont nos élus et nos institutions qui ont la responsabilité de remettre en marche nos leviers démocratiques et de s'atteler à la tâche en 2022 pour réparer les fractures qui existent dans notre société. 

Et le 7 janvier 2023, il faudra se souvenir de Charlie Hebdo.