Comme un bon rosé
Pas de chance, contrairement aux amis de La vie d'ici, je ne suis pas à la retraite. Il m'arrive rarement des choses assez intéressantes pour en faire l'objet d'une chronique. Lorsque, en dehors du métro-boulot-dodo, survient un événement assez intéressant pour écrire dessus, je garde le sujet précieusement. Et je peux vous dire que l'histoire qui suit, je l'ai mise malicieusement au frigo depuis plusieurs mois, comme un bon rosé qu'on boit en une journée chaude d'été.
Vous vous souvenez de la mi-février dernier? Il faisait froid à fendre pierre, -35 pour certaines régions, dont la Côte-Nord ou j'habite. Je devais cette semaine-là faire un aller-retour à Montréal pour aller chercher la seconde famille ukrainienne que nous devions accueillir dans notre village de Tête-à-la-Baleine. Puisqu'il n'y a pas de route pour s'y rendre et que le traversier maritime s'arrête durant l'hiver, ma seule option était de faire une partie du trajet en motoneige, jusqu'au premier arrêt d'autobus (qui a déjà fait l'objet d'une chronique, comme quoi il ne m'arrive pas grand-chose d'intéressant). Pour le retour, il était prévu que je revienne avec un véhicule acheté expressément pour l'accueil des deux familles ukrainiennes ici. La famille arriverait par avion et moi en motoneige avec leurs bagages.
Quelques détails pour vous mettre en situation. La Basse-Côte-Nord où je vis n'a pratiquement pas reçu de neige l'hiver dernier. Le sentier de motoneige n'était donc pas officiellement ouvert, mais évidemment, il ne faut pas s'arrêter à de si petits obstacles! Une autre chose pour les lecteurs soucieux de tout savoir. Quelques jours avant mon départ, j'avais brisé la fermeture éclair de mon seul manteau d'hiver. Pas de problème me disai-je, en ville je pourrai facilement trouver une couturière pour faire une réparation. Quelle erreur! Impossible d'avoir une nouvelle fermeture éclair en moins de deux semaines d'attente. Un coupe-vent sous mon manteau d'hiver ouvert a été la meilleure solution que j'ai pu trouver.
Bref, la première partie du voyage s'est bien déroulée. Le matin vers 8h, j'étais prêt à sauter sur ma motoneige pour parcourir les quelques 250 kilomètres de sentier. Avec l'état du sentier, cela devait me prendre 7 ou 8 heures.
Dans sa grande sagesse, ma copine m'avait obligé à lui envoyer un message à chaque village que je traversais. C'est ainsi que j'envoyais un premier texto un peu après midi et ensuite...plus rien.
En approchant d'un ancien village, aujourd'hui abandonné, appelé Baie-des-Loups, je souhaitais lui envoyer un message pour signaler ma position. Malheureusement aucun réseau. Tant pis, ce sera plus loin.
Puis ma chenille se bloque. En montant une colline sur le sentier, quelque chose s'est brisé dans ma suspension et impossible de continuer. J'étais à une cinquantaine de kilomètres du village le plus proche, donc la marche n'est pas une option.
Il était à ce moment environ 15 h. J'avais bon espoir que quelqu'un passe plus tard et puisse m'amener au prochain village. J'ai donc laissé un petit message et j'ai marché vers l'ancien village pour trouver un endroit où m'abriter.
Baie-des-Loups n'a été habité de façon permanente que pendant quelques décennies et est abandonné depuis plus d'une cinquantaine d'années. L'endroit est toutefois toujours fréquenté car une compagnie de télécommunications y a installé un relai et plusieurs autres installations. Il y a donc trois ou quatre bâtiments...mais tous fermés à clés.
Ceux qui aiment les sports de plein air pourront en témoigner, il y a une énorme différence entre -20 et -35. À -20, il est relativement facile d'être confortable à l'extérieur, à condition d'être au sec, bien habillé et protégé du vent. Mais quelques degrés plus froid et les choses se compliquent.
Dès que ma motoneige est tombée en panne, je savais que je devais me préparer pour la nuit. J'avais la chance d'avoir un sac de couchage d'hiver, des vêtements secs et de la nourriture. Le seul endroit potable pour passer la nuit était un ancien camp de chasse situé à proximité de l'ancien village. Faisant environ 12 pieds par 12, il était en assez bon état pour me couper du vent, mais malheureusement il n'y avait plus de poêle à bois et je devais absolument trouver une façon de faire un feu.
En fouillant autour des installations, j'ai trouvé une plaque de métal assez large pour me servir de foyer. Le camp était situé près d'une rivière avec assez de courant pour empêcher l'eau de geler. J'ai donc pu prendre des roches dans la rivière et me préparer un endroit pour le feu. Après avoir passé plus d'une heure à ramasser du bois, j'ai même voulu me faire des nouilles avec l'eau de la rivière, mais l'eau était trop salé en raison de sa proximité avec la mer.
Depuis l'après-midi, mon cerveau était comme sur le pilote automatique. J'avais la drôle d'impression de ne pas être concerné par la situation, comme si j'écoutais un film. À la tombée de la nuit, j'ai vraiment pris conscience de tout cela. Il y a un million de choses qui me stressent dans la vie, mais pas ce type d'urgence. Par contre, j'avais conscience du danger et du risque réel de ne pas être là le lendemain.
Il y a quelque chose de vraiment étrange de savoir être dans une situation dangereuse dont l'issue dépendrait de mes décisions. Dans un accident de voiture par exemple, je n'aurais qu'à attendre les secours, mais pas dans une situation de camping imprévu en février.
À mesure qu'on prend conscience du danger, on pense à plusieurs choses. On aurait aimé agir différemment avec nos proches, dire les choses autrement, mieux organiser sa vie sur certains aspects. Lorsque le soleil se couchait, j'ai écrit un petit texto à ma copine en pensant que, peu importe ce qu'il m'arriverait dans les prochaines heures, le téléphone enverrait le message au premier signal de réseau.
En faisant mes calculs, je me disais que j'aurais dû arriver au plus tard vers 18 h et qu'on commencerait à s'inquiéter vers 19 h. Le temps de préparer une motoneige et de me trouver, les secours devrait arriver vers 22 h ou 23 h. J'étais donc en mode attente plutôt qu'en mode ''passer une bonne nuit de sommeil'' d'autant plus qu'avec le froid, je craignais fortement de ne pas me réveiller advenant que je m'endorme.
Question feu et chaleur, disons que ce n'était pas Varadero. Sans cheminée, la fumée sortait très mal du trou dans le nuit. J'ai du laisser la porte ouverte et rester au sol pour pouvoir respirer. J'ai aussi fait l'erreur de brûler du bois vert en début de soirée pour économiser le bon bois pour plus tard, mais avec pour conséquence de remplir le camp de fumée. Chaque fois que je devais sortir pour chercher du bois, je devais ramper jusqu'à la porte en restant aussi bas que possible.
Après quelques heures, j'avais un autre problème. Les pierres avaient absorbé la chaleur et le plancher commençait à brûler. Au début, je réussissais à l'éteindre avec de la neige, mais après un moment le bois brûlait sous la cabane sans que je puisse l'éteindre.
Il était environ 22 h 30 et je savais que je devais patienter aussi longtemps que possible avant de quitter mon abri, mais que je ne pourrais pas passer la nuit sur place.
Pour être honnête, je n'ai aucune idée de ce qu'une belle randonnée nocturne aurait eu pour effet. J'étais extrêmement fatigué et déshydraté, mais peut-être que la marche m'aurait réchauffé. Je pouvais espérer trouver un chalet de survie à une dizaine de kilomètres, mais sans avoir l'assurance d'y trouver du bois pour faire un feu.
La rivière et la glace qui craquait avec la marée faisaient un boucan énorme. Sur le site de l'ancien village, une génératrice alimente les installations ce qui rajoute au bruit ambiant. Peu après 23 h, j'ai tout de même pensé reconnaître un nouveau bruit. Je me suis précipité à l'extérieur et j'ai vu une motoneige sur le sentier qui se dirigeait vers le village. En vitesse, je suis parti rejoindre le motoneigiste pour m'apercevoir qu'il y avait pas loin d'une dizaine de personnes venu à ma rescousse. Il s'agissait de membres du Rangers canadien, des volontaires locaux qui font partie de cette branche de l'armée.
Difficile de vous dire à quel point je déteste être dans cette situation, d'avoir besoin d'aide et que d'autres se dérangent pour m'aider. Évidemment, je n'avais plus tellement le choix que d'accepter l'aide finalement arrivée.
Les Rangers ont pu embarqué les bagages et mettre ma motoneige sur mon traîneau (qu'on appelle cométique, comme les Inuits). Par contre, mon cométique n'a pas fait long feu et nous avons du laisser ma motoneige derrière.
J'ai été hébergé par une collègue de travail et son mari pour la nuit. Je peux vous garantir que j'ai bien dormi. Le lendemain un ami est venu me chercher pour me ramener à la maison. Quelqu'un a été assez gentil pour aller chercher ma motoneige quelques jours plus tard et je m'en suis sorti avec une grippe et une bonne toux (dues à la fumée).
Évidemment, on m'a fait la morale sur un paquet de choses (en français, en anglais, en espagnol et en ukrainien, donc pas nécessaire d'en rajouter), mais je vous partage tout de même quelques points importants que j'ai appris.
Il est nécessaire d'avoir de l'eau potable à boire, même par grand froid. La neige n'est pas vraiment une option lorsqu'on essaie de se réchauffer. Ou alors, il faut la faire fondre.
Même si vous êtes un expert en feu, il vaut mieux avoir tout le nécessaire pour allumer un feu facilement sans vous casser la tête. Je transportais quelques morceaux de bois sec et du papier journal et ça m'a bien servi .
Prenez le temps de bien préparer l'endroit où vous ferez un feu dans une situation similaire. À l'extérieur, je me serais assuré d'enlever la neige autant que possible pour éviter que l'eau n'éteigne le feu plus tard. À l'intérieur, j'aurais pu m'éviter bien des problèmes en installant deux étages de roches pour éloigner le feu du plancher.
Sur cette belle histoire, bon été!