Le 21 novembre 2024
Volume 42, Numéro 9
Opinion

La prédation

Pour une bonne partie de l'hiver, j'ai hébergé un petit suisse. Non pas un ressortissant Helvète, mais bien un petit rongeur. Dieu merci, car en général je préfère les êtres qui ne parlent pas. 

Comme toutes les mauvaises idées, cela a commencé par de bonnes intentions. L'animal a commencé par grignoter les sacs de déchets, mais rapidement a voulu des mets plus raffinés.

Maître de la manipulation psychologique, il s'assurait de se montrer par temps froids jusqu'à ce qu'on lui partage notre pitance. Son palais délicat a semblé apprécier par-dessus tout les bananes bien mûres.

Perdant peu à peu sa méfiance naturelle, il n'a suffi que de quelques semaines pour qu'il vienne à ma rencontre à chaque fois que je m'affairais à l'extérieur. S'assurant d'être bien visible pour quémander un peu de nourriture, en allant jusqu'à me suivre dans mes déplacements près de la maison. 

Notre solidarité entre mammifères s'est toutefois arrêtée lorsqu'il a commencé à appeler son épouse à chaque fois qu'on le nourrissait. J'ai bien tenté de le raisonner en expliquant que je pouvais accepter un colocataire, mais pas un couple et encore moins une grande famille en perspective. Rien à faire. Au risque de perdre ses repas, il n'a pas pu vaincre son instinct le poussant à partager son repas avec une femelle. Avec le printemps, il a déménagé ses pénates ailleurs, nous quittant en bon termes certes, mais j'aurai préféré que mon petit suisse demeure vieux garçon.

Le monde animal étant pourtant plein de dangers, l'instinct du petit rongeur demeure le partage. Et il est fort possible que l'instinct de l'Homme, avant la civilisation, était le même.

Pour s'en tenir aux recherches scientifiques, il y a très peu de preuves matérielles de violence entre humains avant la sédentarisation. Arte, la télévision franco-allemande, a un documentaire très intéressant sur la question disponible gratuitement sur Youtube (D'où vient la violence).

Pour vous résumer l'hypothèse tenant en grande partie sur la datation des découvertes archéologiques, les échanges violents entre groupes humains seraient apparus avec la propriété et ne feraient pas parti de l'instinct primaire d'homo sapiens. La solidarité serait au contraire un élément de l'instinct naturel comme le démontre la découverte d'ossements préhistoriques de certains de nos ancêtres tellement mal en point qu'ils n'auraient pas pu participer à la chasse et ayant été, on l'imagine, nourris par leurs camarades des cavernes.

Tout cela est malheureusement bien derrière nous. S'il est parfois difficile de changer notre comportement hérité de nos parents, imaginez l'effet de 500 générations de lutte pour l'accès aux ressources.

Mon copinage prolongé avec ce petit suisse me permet d'affirmer sans le moindre doute que les rongeurs ne craignent pas la crise économique. Mes autres voisins oui. Si mon petit coin reculé demeure tout de même épargné, partout au Québec on sent se lever une sombre vague. Un mouvement populaire de prédation hérité d'un vieux réflexe qui apparait lorsque les ressources deviennent moins accessibles.

C'est bien connu, les temps sont durs. Les denrées de base sont plus que jamais dispendieuses, l'accès à la propriété a rarement été aussi difficile que maintenant, le crédit devient une nécessité.

Ce qui n'était pas une évidence pour moi, c'est cette pulsion soudaine de se tourner les uns contre les autres en cas de difficulté économique, comme si le voisin avait les quelques dollars qui nous manquent pour être heureux. La société ayant remplacé la religion par le matériel, se priver de biens est devenu une véritable plaie. 

Si le besoin de possession n'était pas présent aux balbutiements de l'Humanité, il est aujourd'hui bien difficile à extirper. Même les pires régimes autoritaires doivent s'assurer de donner à leur population de quoi acheter. La Chine le fait à la perfection, les monarchies du golfe persique reposent sur une classe supérieure extrêmement riche et la Corée du Nord a apaisé sa population au courant des dernières années en augmentant le niveau de vie, mais pas en accordant davantage de liberté politique.

Aujourd'hui au Québec, le paratonnerre principal de ce sentiment de prédation semble être le gouvernement de François Legault. Espérons que cela demeure ainsi. Non pas qu'il mérite tout le blâme, mais il vaut mieux passer sa frustration en votant qu'en s'entre-déchirant.

Pour ma part, je ne souhaite que le prix des bananes demeure accessible pour continuer à nourrir les petits suisses.