Ma génération s'est rendue coupable de crimes horribles. Pas comme ceux commis au Proche-Orient, mais presque. En à peine plus d'une décennie sur le marché du travail, les millénaux ont imposé l'idée de s'épanouir au boulot. Terminée l'époque où il était acceptable de faire ses heures pour simplement gagner sa croûte. Aujourd'hui, il faut aimer son travail.
L'idée du travail comme un mal nécessaire pour répondre à ses besoins est bien morte et enterrée. Idem pour la motivation que procurait la sécurité professionnelle et évidemment la notion de carrière semble aussi vieillie que les lampes à fanal.
Pour les employeurs, signer des chèques un jeudi sur deux est devenu bien insuffisant. Il faut offrir un environnement de travail positif et ergonomique, épouser des causes sociales, offrir de la flexibilité aux employés et un sain équilibre entre la vie professionnelle et familiale.
L'ironie dans cette nouvelle vision de la vie professionnelle est que le travailleur moyen consacre désormais une portion plus importante de son revenu à ses besoins de base tel que le logement ou l'alimentation en comparaison des décennies précédentes. Autrement dit, il faudrait maintenant trouver un emploi qui réponde à nos toutes nos aspirations personnelles pour au final simplement éviter de crever la dalle dans la ruelle.
Crime horrible, l'exagération est bien sûr sous-entendue, mais avouons qu'il y a quelque chose de cruel à imposer et généraliser l'image d'un travail passionnant et répondant à tous les besoins alors que la réalité est souvent autre. Il y a une foule de travailleurs pris avec des emplois qui leur sont désagréables pour une foule de raisons, souvent échappant au contrôle des principaux intéressés. Et surtout, il y a nombre d'emplois désagréables et drôlement essentiels à la société.
Au Québec, nous avons perdu cet automne notre mascotte représentant les travailleurs malheureux au boulot. Pierre Fitzgibbon, ex-super-ministre de l'économie, de l'énergie et de Montréal partageait un enthousiasme manifeste pour ses fonctions au point qu'il répondit à un journaliste lors de la conférence de presse annonçant son départ que ce qu'il avait le moins apprécié en politique était la politique elle-même.
Comme tout bon travailleur démotivé, le politicien mentionnait régulièrement ses doutes à l'idée de finir son mandat. C'est finalement son patron, François Legault, qui appela son ministre alors que celui-ci était à bicyclette pour lui annoncer qu'il faudrait fermer le dossier.
Et comme pierre qui roule amasse rarement de la mousse, on a expédié la chose en conférence de presse quelques jours plus tard pour éviter que l'ancien super politicien devienne une super distraction pour le gouvernement caquiste. Finalement, ce n'est pas l'homme qui fut la distraction, mais plutôt les dossiers qu'il gérait…
Qu'on ait apprécié ou non ses politiques et son style, il y avait quelque chose de rafraîchissant à voir un politicien qui semblait subir chaque minute de son mandat, tout en jonglant avec de grandes responsabilités. À l'heure des sourires forcés et des selfies, l'authenticité est toujours bienvenue. Avec une grande dose de bonne foi, on pourrait aller jusqu'à croire qu'il s'était lancé en politique véritablement pour servir les intérêts de l'état. Mais entre vouloir faire don de soi et être atteint d'une narcissitique avancée, il n'y a qu'un tour de roue.
Après, on pourrait bien se questionner sur l'idée d'être dirigé par des individus qui préféreraient être ailleurs alors que la société civile est remplie de personnes engagées qui souhaiteraient plus que tout avoir une influence sur les politiques publiques, mais c'est un autre débat.
Les changements dans le monde du travail ont amené évidemment des avancées significatives pour les travailleurs et les employés. Le concept d'équilibre entre vie personnelle et professionnelle est un acquis majeur, de même que le bien-être des employés au travail contribue à l'efficacité des entreprises.
Il y a toutefois une culture fausse et toxique de l'épanouissement personnelle par le travail à tout prix qui mérite bien de brûler sur le bûcher. Plutôt que de valoriser l'apport des travailleurs, on fantasme et met en scène un idéal vide de sens.