Échec et mat
Le soleil n'est pas encore levé et à cette heure, qu'on soit au lit ou à l'écrit, on a encore le droit de rêver.
Tout jeune, au retour de l'école primaire, il m'arrivait de jouer aux échecs, seul dans ma cabane dans les arbres avant le souper. Aujourd'hui, je me doute bien qu'on envoie les enfants vers des spécialistes de santé mentale pour moins que ça, mais il s'est avéré que c'est un bon exercice pour améliorer sa pensée critique. Ça amène à voir ses possibilités pour chaque situation et ensuite à revoir les situations selon la perspective de l'adversaire. Évidemment, c'est toujours moi qui remportais la partie, par chance!
Lorsque vous lirez ces lignes, de l'autre côté de l'échiquier qu'est la frontière américaine, Donald Trump sera président depuis quelques jours. Et nul ne sait ce qui nous tombera sur la tête d'ici là…
Mais la réponse canadienne s'organise, et elle est des plus intéressantes. De côté de l'administration américaine, ce qu'on veut essentiellement en lisant à travers les lignes bien brouillées et bien beurrées de Trump, c'est renégocier un rapport de force favorable aux États-Unis avec ses états voisins pour que ceux-ci, Canada inclus, deviennent des vassaux économiques face à l'empire. "Ils l'ont l'affaire les Amaricains", comme disait l'autre.
Notre dépendance économique au grand voisin est telle que sans changement d'orientation majeur, il faudra tôt ou tard s'incliner. Tôt si le Canada et les provinces demeurent dans la négociation stricte et tard si nous imposons des mesures de représailles, genre taxe à l'exportation, qui permettraient de pallier les pertes économiques avec le réinvestissement de l'état dans des secteurs stratégiques où nous sommes davantage autonomes.
Mais si on réinventait le monde, entre nous? Rêvons mieux, comme dirait Daniel Bélanger.
Et si le Canada, avec le soutien des provinces, refusait de jouer cette partie d'échecs à forces inégales? En décidant de mettre en place une véritable stratégie de développement horizontale pour diminuer la dépendance aux échanges commerciaux Nord – Sud? Du Manitoba (voir de la Saskatchewan) à Terre-Neuve, l'Union européenne pourrait être un marché d'exportation important pour plusieurs secteurs clés de l'économie canadienne.
D'Ouest en Est: l'Union européenne a des normes plus strictes que l'Amérique du nord en agriculture. Celles-ci impliqueraient des investissements de mise à niveau pour les productions céréalières des Prairies, mais en augmentant la proportion de céréales sans OGM et biologiques, et globalement en s'adaptant aux normes européennes, les agriculteurs du centre du Canada pourrait rattraper une partie des surcoûts liés à l'exportation de la production.
Au Québec, notre production de bois d'oeuvre trouverait des acheteurs bien intéressés de l'autre côté de l'Atlantique. Encore une fois, l'UE a des normes différentes pour ce secteur en matière d'impact environnemental, mais le Québec n'en est pas très loin.
Même les minières, présentes un peu partout au Canada pourraient tirer leur épingle du jeu, surtout pour les métaux critiques comme le lithium et le nickel, nécessaires à la transition énergétique. Celles-ci dépendent déjà des exportations et du vas-et-vient international dans le raffinement des métaux, mais on peut parier que ces entreprises ne cracheraient pas sur une stratégie d'exportation leur permettant possiblement de faire des économiques d'échelle en partageant certaines installations avec des nouveaux joueurs.
Car, il faut le dire, diminuer notre dépendance aux États-Unis nécessiterait des investisse-ments majeurs en infrastructures, que ce soit le réseau ferroviaire ou les installations portuaires. Loin d'être du luxe par contre, à voir dans quel état de délabrement avancé est notre réseau ferroviaire, et au niveau ports, ce n'est pas toujours plus rose.
Et pour les fédéralistes dans la salle, peut-être que de faire quelque chose en gang entre provinces, pourrait renforcer un sentiment d'appartenance au ''plus meilleur pays au monde''…
Dans les maritimes – et au Québec – le secteur des pêcheries est intrinsèquement dépendant des échanges avec les États-Unis et la marche pour pouvoir exporter chez nos cousins européens risque d'être bien haute… Par contre, sachant que certaines espèces exploités sont appelés à diminuer grandement avec les changements climatiques, un virage vers le secteur des transports serait bénéfique à long terme, puisque une augmentation de l'exporta-tion vers l'Europe passe nécessairement par les Maritimes.
A priori, l'Ontario avec son secteur automobile et l'Alberta avec l'énergie s'en sortiraient moins bien, mais on peut penser que la guerre économique que souhaite nous mener Trump épargnera ces secteurs.
Qu'il est facile de divaguer autour d'un café, mais en réalité cette réflexion est déjà entamée pour les échanges vers l'Asie. La Chine a longtemps été perçue comme un partenaire commercial incontournable et finalement, au fil des sanctions et des bras de fer diplomatiques, le Canada se rend compte tranquillement qu'il ne s'agit pas de partenaires si fiables…
Ce n'est sûrement pas moi autour d'une toast au beurre de peanuts qu'on devrait suivre sur l'avenir des exportations canadiennes, mais des économistes finiront par se faire entendre sur la question si l'administration Trump met en marche ses menaces. Ne vous attendez pas toutefois à voir les p.d.-g d'entreprises déchirer leur chemine sur la place publique pour aller vendre leur production en Europe. Individuelle-ment, cette solution ne fera probablement de sens pour aucune entreprise, en raison des coûts de transport supplémentaires et la mise à niveau nécessaire. Le politique devra avoir le courage de distancer le Canada des États-Unis pour retrouver une marge de manœuvre économique et politique qu'on a négligemment brûlée à petit feu.